Dalla Zuanna - Les enfants de la Jeanne
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Chapitre V (1765 - 1859)

"C'est le passé qui éclaire le présent et fait comprendre l'avenir."

 

Gio Antonio, Marco

 

1765 - L'irascible Zuane.

Gio Antonio II (12) a 17 ans lorsque son cousin Zuane attire l'attention sur lui. En effet, ce dernier a le redoutable privilège d'être cité devant le Conseil des Dix de la Sérénissime. Le Conseil des Dix constitue en fait l'exécutif du pouvoir de la République et il effectue un contrôle rigoureux sur tout ce qui se passe sur son territoire. On ne s'en approche que lorsque c'est réellement nécessaire et avec une certaine crainte, l'anonymat présentant bien des vertus. Or, Zuane comparait pour avoir assassiné un soldat autrichien sous les yeux du Capitaine de la Scala de Primolano.

C'est un acte grave, qui devrait en troubler plus d'un, même en ces périodes où le prix d'une vie humaine n'est pas victime de l'inflation. Pourtant, on ne trouve nulle trace de la peine infligée au coupable. Tuer un soldat autrichien pouvait-il passer pour un péché véniel aux yeux de Venise ? Il est vrai que la chronique nous signale qu'il arrivait aux soldats de procéder à des extorsions...

Quatre ans après, le 14 février 1769, on retrouve Zuane qui fait l'objet d'un dépôt de plainte de la part du Capitaine d'Offnert, Commandant en titre du Covolo de Butistone. Le Podestat de Bassano va devoir l'arrêter et transmettre son dossier au Conseil des Dix. Il sera jugé et puni en mai, mais on n'a pas connaissance de la peine qui lui sera infligée, pour avoir dit : "Vi ho in culo, i vostri soldati e la vostra Regina ; un giorno ci troveremo !"

La traduction n'est peut-être pas nécessaire tant les mots parlent d'eux-mêmes. Insulter et menacer ainsi des soldats passe, mais la Reine !!!

La Reine en question n'est autre que Marie-Thérèse Impératrice d'Autriche, reine de Bohème et de Hongrie, qui règnera, nous dit-on, en despote éclairé de 1740 à 1780. C'est la fille du saint empereur romain germanique Charles VI, c'est aussi la mère d'une certaine Marie-Antoinette qui deviendra bien tristement célèbre pour être guillotinée en qualité de reine de France, le 16 octobre 1793. Marie-Thérèse est très attachée à cette partie de son royaume, comme elle l'a déjà démontré, même si elle lui cause quelques démangeaisons.

Il faut bien reconnaître que la population locale est en conflit permanent avec cette armée étrangère installée sur "son" territoire en "occupant" une partie de la vallée. La libre circulation des personnes et des biens y est entravée (péage de 1 sou) et on peut aisément imaginer que des soldats tatillons pratiquent quelques vexations auprès des autochtones. Ceux-ci, pour travailler, doivent souvent franchir le passage avec tous les problèmes qui en résultent notamment, s'ils rentrent trop tard et trouvent porte close. Ils n'ont alors d'autre ressource que d'escalader le mur. Peut-on imaginer l'état d'esprit de ces soldats autrichiens, garde-frontières aux confins de leur pays, loin de leur famille et probablement en butte aux marques d'exaspération et aux insultes des habitants au caractère un peu rude ?

Ceci étant dit, Zuane ne semble pas évoquer par son comportement, un angelot baroque au sourire bienheureux... Sans vouloir l'exonérer de ses attitudes et de ses actes, il est clair que travailler à l'exploitation des bois, loin de chez soi pendant de longues périodes et dans de très dures conditions, ne favorise pas un comportement social policé. Et c'était le sort d'une grande partie de la famille des enfants de la Jeanne.

Mais dans la vallée, la vie suit son cours. L'économie se développe doucement et, en 1766, la très célèbre famille Remondini de Bassano achète, après l'avoir louée un certain temps, la papeterie d'Oliero, confirmant ainsi son enracinement dans la vallée. Venise, qui a tant innové dans le domaine de l'impression et de l'édition au XVI ème siècle, n'est sans doute pas étrangère à ces vocations régionales spécialisées et on sait bien que l'industrie du papier a besoin d'eau. Ce n'est pourtant pas, selon une magnifique illustration sortie de ses ateliers fin du XVII ème siècle : "El paese de la chucagna dove chi manco lavora più el guadagna". Le pays de cocagne où moins on travaille, plus on gagne...

Une semaine avant l'esclandre de Zuane, Gio Antonio a épousé Salvadora Vido. Elle a quelques mois de moins que lui et va décéder à l'âge de 60 ans alors que Gio Antonio va bénéficier d'une longévité exceptionnelle puisqu'il décèdera à l'âge étonnant à cette époque de 87 ans. Ils auront ensemble onze enfants dont quatre vont mourir, soit juste après la naissance, soit pour leur cinquième anniversaire.

Giovanna, l'avant-dernière, va naître une semaine avant la prise de la Bastille, ce qui permet de situer l'époque et les grondements agitant alors différents pays européens.

 

1768 - Les Dalla Zuanna : une famille bien impliquée dans la vie du village.

Ils étaient bien enracinés dans le village tous ces Dalla Zuanna car, en octobre/novembre, on retrouve six branches différentes pour vendre du terrain à la commune qui désire construire une route.

En 1770, Nazario est élu sindaco , bel honneur qui confirme, une fois encore, l'implication de la famille dans tous les aspects de la vie quotidienne, mais... il est le fils de Zuane ! Nous ne sommes malheureusement pas certains que ce soit bien Zuane l'irascible, mais... ce serait drôle ! A moins que l'on ait porté au pouvoir l'héritier d'un héros de la résistance aux Autrichiens...

Depuis 1509, on trouve trace des Dalla Zuanna dans toutes sortes de fonctions civiles ou religieuses : massaro , procuratore , governatore , esattore delle colte , sindaco , etc... et bien sûr aussi, dans de nombreuses charges religieuses : chapelain, confesseur, prêtre, curé, évêque ; cela va perdurer puisque, à la fin du XX ème siècle, on retrouve encore trois prêtres successivement reçus par le Pape Jean Paul II et un élu à Valstagna.

Quatre ans plus tard, Don Francesco apparaît en qualité de confesseur.

En 1778, l'année de la naissance de Gio Antonio III (13), Marguerita fille de François, branche des Gobetti, épouse Ignacio Zanotti, maire de San Nazario. D'une façon ou d'une autre, on reste proche du centre de décision...

Il est intéressant de rappeler qu'on ne devient pas automatiquement citoyen d'une commune comme on l'a déjà vu, mais qu'il faut être coopté. C'est un héritage de traditions lombardes qui remonte au VI ème siècle. Le 18 mai 1783, deux nouveaux citoyens sont cooptés avec une certaine solennité. On imagine que l'on s'était auparavant assuré que les nouveaux citoyens étaient aptes et s'étaient engagés sur les nouveaux devoirs qui les attendaient, notamment sur le plan civique et... fiscal !

C'est bien dommage que ces antiques traditions lombardes se soient perdues car elles pourraient, peut-être, avoir quelque intérêt dans notre hexagone moderne...

 

1783 - Le Covolo : chronique d'une fin annoncée.

Les Autrichiens abandonnent la structure supérieure du Covolo . C'est le début de la fin. Ce verrou de la circulation dans la vallée (et important poste de douane pour le transit du bois) pourrait à lui seul illustrer l´histoire de la vallée.

Présent depuis la nuit des temps, on le voit sur la période étudiée :

- être renforcé par Gian Galeazzo Visconti en 1401,
- être restauré par Venise ensuite,
- tomber aux mains de G. de Lichtenstein en 1509,
- changer de mains en 1510,
- résister au général de la Palisse,
- retomber aux mains des Autrichiens,
- leur être attribué en 1516 lors de la paix de Noyon,
- être à l'origine de la condamnation à mort de Giacoma et de son fils en 1543,
- être doté d´une chaîne pour barrer le Brenta en 1580,
- être complété d´un mur, en 1611, aussitôt démoli par les habitants,
- être l’objet d´un embargo sur la farine en 1607,
... sans parler des nombreuses interactions avec les habitants comme celle de Zuane en 1769.

C´est en effet en 1809, que la partie basse va être détruite par le général Augereau au cours de la guerre de Napoléon contre l'Autriche.

Il pouvait contenir de deux cents à cinq cents soldats avec munitions et provisions.

Le Covolo

 

1786 - le temps se détraque : on implore le ciel.

L´année est marquée par de fortes chutes de neige en octobre, suivies en novembre par des inondations.

1788 : la lagune de Venise est prise sous les glaces à la fin de l´année.

1792 : toute la population de San Nazario en procession implore la clémence du Seigneur afin de mettre fin à une désastreuse sècheresse. Miracle dû sans aucun doute à cette ferveur populaire, deux jours après, la pluie tombe !

1793 : un vent austral dessèche les collines lors du "démontagnage". Bien entendu, dans la conscience populaire, ceci est dû au désordre moral et politique du monde. On repart donc en procession à San Nazario et à Oliero. On ne connaît malheureusement pas le résultat de cette démarche collective. On sait toutefois, sans lien d´aucune sorte, que le troisième prêtre du village touche 868 lires par an.

1794 : les chutes de neige sont si fortes que de nombreux paroissiens ne pourront pas se rendre à l´église pour assister à la messe de Noël. Il n'est plus, le temps où, pour Noël, on portait la crèche de maison en maison.

Le climat s´est peut-être quelque peu déréglé mais un phénomène plus grave s´est enclenché en France, en 1789 : la Révolution ! Trois ans après, Napoléon déclare la guerre à l´Autriche et la vallée du Brenta en mesure les terribles conséquences assez rapidement.

La population a instinctivement compris que, dans ce cas, les processions seraient sans effet.

 

1796 - Napoléon : le fracas des armes.

Pendant près de quatre siècles, la région a vécu sous la paix de Venise. C'en est fini. Bien que neutre, la République de Venise va être le théâtre des affrontements des armées napoléoniennes et de celles de l'Empire autrichien.

Le général Bonaparte, âgé de 27 ans, signe le début d´une période ensanglantée. En juillet, ses troupes affrontent celles du feld-maréchal Wurmser et toute la région se transforme en un vaste champ de bataille. Il gagne la bataille de Bassano jugée suffisamment importante pour être gravée sur l´arc de triomphe à Paris. Le maire de Valstagna reçoit le généralissime sur le pont reliant Valstagna au hameau de Carpanè, commune de San Nazario, et lui remet un poisson et un pain. Ce faisant, il était vraiment inspiré puisque le 18 novembre de cette même année, l´armée française décide que quarante hommes de San Nazario iront chaque jour faire du pain pour les soldats dans les fours de Bassano. A noter d´ailleurs qu´il n´y a plus de taxes sur le pain, et pour cause, plus personne n´en mange.

Les réquisitions vont bon train : à Bassano, par exemple, le 22 fructidor de l'an 4 de la République Française, un général demande que soit mis à sa disposition cent-quarante paires de bœufs (plus le personnel et l'alimentation qui vont avec) pour tracter des canons pris aux armées autrichiennes.

Le 5 septembre, 8 000 Autrichiens "déboulent" dans la vallée par la Scala de Primolano. Ils sont pris à partie par Augereau sur la rive gauche à Carpanè et par Masséna sur la rive droite. C´est une fureur sans limite et le 8, des soldats français arrachent le calice des mains du prêtre de la paroisse pendant qu´il célèbre la messe. En décembre, un bataillon autrichien se fixe provisoirement à Solagna et le lendemain de Noël, le cousin Valentino, fils de Battista et notaire de son état, va aider le maire Ignazzio Zanoti, mari de Marguerita, à gérer au mieux les rapports avec l´armée française d´occupation.

Les 8 000 Autrichiens s´installent sur la rive gauche mais, dès le 27 janvier 1797, les Français attaquent. Cela permet à la population locale d´avoir le douteux privilège de nourrir les deux armées et de crever de faim !

En avril, ce sont les "Pâques Véronaises", tragique épisode durant lequel la population de Vérone se révolte et massacre les soldats de Napoléon.

Ce dernier va, dès le 1 er mai, déclarer la guerre à Venise. Très vite, le Doge Manin abdique et, le 12 mai, c´est la fin de la République de Venise. C´est l´an 5 de la République Française et l´an 1 de la "liberté" (?) italienne. Une pièce en argent de 10 lires célèbrera l'évènement.

Les idées révolutionnaires gagnent du terrain, mais pour beaucoup, les mots "liberté, égalité, fraternité" se traduisent par "occupation, rapines, soldatesque odieuse". La seule égalité est celle de la misère partagée entre tous les villages…

Le 3 juin, Valentino (le notaire) écrit : "puisque nous sommes commandés par des Français, nous devons écrire à l´en-tête de tous nos documents publics : Liberté, Egalité, Fraternité, an un de la République Française". Entre autres conséquences, en juin, Bassano, qui était indépendante depuis 1390, sera rattachée administrativement à Vicenza.

Le 17 octobre, c´est le traité de Campoformio (sud ouest de Udine), par lequel Bonaparte cède la Vénétie à l´Autriche. Le passage sous la domination autrichienne se fait sans trop de problèmes car, enfin, les soldats français s´en vont. Ils sont remplacés par les troupes autrichiennes plus calmes et mieux organisées. Naïfs, les habitants de la vallée soupirent et semblent relativement soulagés de redevenir sujets de l´Empereur.

Mais la vie continue et le 25 février 1798, lors de la réunion des chefs de famille, on choisit le médecin du village. Il recevra 300 ducats par an et aura le triste privilège de mourir à la tâche en soignant les habitants du village lors de l´épouvantable épidémie de choléra de 1836.

Gio Antonio III qui a 20 ans épouse, le 13 mai, Giustina Mocellin. Elle a aussi 20 ans ; ils auront douze enfants dont des triplés, en 1815, qui ne vivront que deux jours. Deux autres de leurs enfants, vivront de deux mois à deux ans. C´est une bien sombre période pour se marier mais si la guerre détruit des vies, elle ne peut arrêter la vie.

Cette damnée guerre va pourtant renaître de ses cendres comme un feu mal éteint. En mars 1799, Napoléon, cette fois, se retrouve devant une coalition autrichienne rassemblant l´Angleterre, le royaume de Naples, la Turquie, le Portugal et la Russie. Grâce à cette dernière, Bassano devra "recevoir" 2 000 cosaques à cheval.

La faim est une compagne quotidienne. Elle pousse la commune à aliéner ou à vendre les biens communaux lors de l´année 1800 pour faire face aux secours à distribuer à la population ; mais c´est ce qu´on appelle manger son blé en herbe… Petit détail, un fraudeur va être condamné par le conseil municipal à fournir 4 livres d´huile pour l´éclairage de l´église.

Le XVIII ème siècle s´est terminé dans un effroyable bruit de bottes qui perdure et marque le début du XIX ème siècle. Dès janvier 1801, 10 000 soldats français sont de retour dans la vallée : ils sont réputés arrogants et impitoyables. Les armées comme les doryphores ravagent tout sur leur passage. En avril, c´est le retour des Autrichiens qui deviennent insupportables.

Dans cette période de folie, le clergé essaie d´apporter la consolation et, le 12 avril, Don Gio Battista devient vicaire de la paroisse. C´est probablement lui, qui, l´année suivante, célébrera la sépulture de son cousin, Gio Antonio. Ce dernier fils de Zuane, âgé de 33 ans, fût mortellement blessé, en passant par Solagna le

1er décembre, d´un coup de couteau dans la tempe sans que l´on n’en connaisse ni la raison ni l´auteur. On traverse des périodes de guerre et de violences où le pire peut toujours arriver. La misère est grande et, en mai 1803, une bande d´affamés s´empare d´une barque chargée de grain pour Valstagna. C´est la lutte pour la vie, "struggle for life" comme disent les Anglo-Saxons.

L´église joue toujours son rôle de pilier, de refuge, d´ultime espoir et le 23 octobre, Mattio fils de Giovanni, est chargé dans le cadre d´une action municipale de rechercher des financements pour la reconstruction de l´église qui a du pâtir de ce conflit qui n´en finit pas. Recours comme toujours aux vieilles recettes : on vend du bois, on augmente le prix du sel…

Le sacre de Napoléon I er, en 1804, va quelque peu détourner l´attention des champs de bataille mais un an après, les troupes françaises sont de retour, et Venise, qui retombe dans le giron français, est intégrée au Royaume d´Italie par le traité de Presbourg. Le chef-lieu passe de San Nazario à Carpanè.

De 1805 à 1813, la Vénétie est donc gérée par les Français et, il faut bien reconnaître que Napoléon apporte un certain nombre d'innovations dans plusieurs domaines : état civil, enseignement, santé, service postal public, administration civile, etc. Cependant, tout le monde n'y trouve pas son compte !

Le 23 décembre 1806, Don Francesco, personnage apprécié dans le secteur, est désigné comme exécuteur testamentaire par Don Giovanni Mocellin, afin de gérer ses biens au profit de l´école communale. Le blocus continental contre l'Angleterre affaiblit l'économie locale en la privant de débouchés et de matières premières (la laine par exemple).

En 1807, Bassano passe sous administration de Padoue après avoir été sous celle de Trévise mais cette année est marquée par un événement heureux, la naissance de Marco (14), dit Zalantoni, et par un événement dramatique, la mort accidentelle, le 11 août, de Bernardino, fils de Matteo.

 

1807 - La dure condition des Zattieri.

Bernardino a 44 ans, il est dans la force de l´âge et possède une bonne expérience de conducteur de radeau, les fameuses zattere . Ce jour-là, alors qu'il dirige un radeau de troncs d´arbres, il tombe à l'eau lors d´une manœuvre au niveau de Solagna et se noie. Son corps sera retrouvé plus au Sud sur une rive boisée de Pove et sera rapporté à San Nazario pour sa sépulture.

 

les zattieris

 

Il était de tradition lors de la mort d´un des leurs, que toute la profession assiste à la messe de sépulture et récite vingt-cinq Pater Noster et vingt-cinq Ave Maria. C´est une confraternité très soudée, où la solidarité n´est pas un vain mot, car le métier est très dur, dangereux. Ces "trompe la mort", costauds, ne manquent pas, à l´occasion de leur retour pédestre de boire vin et grappa dans les auberges qui les accueillent. La fatigue déclenche la soif mais il faut également prendre en compte que le "vin de soif" constitue un apport de calories nettement plus économique que la viande, par exemple. Le vin avait dans des temps plus anciens, trouvé usage plus noble : en effet, on y plongeait, pour les fortifier les nouveaux nés un peu trop chétifs.

On craint les zattieri et on s´en tient à distance mais c´est un des plus antiques métiers de la vallée. Le transport du bois sur les petites rivières se fait par flottaison et dès lors qu´on navigue sur les fleuves, c´est la technique du radeau qui est employée. De plus, ces radeaux servent également à transporter toutes sortes de marchandises et quelquefois, également, des personnes ou des animaux. Leur zone autorisée de travail s'étend jusqu'à Padoue.

La sélection est drastique, la formation dure de 8 à 9 ans et au début, on apprend avec les yeux. Il faut acquérir aussi la connaissance de la construction qui est très sophistiquée : il n´y a pas un clou mais des chevilles en acacia, pas une seule corde mais des liens de noisetier préparés avec beaucoup de soin et travaillés en torsades dans l´eau durant l´hiver : c´est le travail des "ligadori". Ces liens, avec des nœuds bien particuliers, doivent parfaitement relier les différents éléments du radeau mais également lier les différents radeaux entre eux ; il peut y en avoir trois ou quatre. Ils doivent également être "auto-serrants". De leur résistance va dépendre la vie des zattieri , car lorsque le fleuve est torrentueux, les secousses sont rudes. Ils sont dirigés par des sortes de rames-gouvernail assez lourdes à manier.

Les équipes sont généralement de quatre hommes qui doivent avoir l'habitude de travailler ensemble et être capables de se comprendre sans se parler. On a vu une fois une femme remplacer son mari ivre mort car le convoi ne peut attendre. L´autorité du chef ne se discute pas !

Il faut apprendre les manœuvres, désensabler, décoincer, freiner, remettre dans le courant, tout cela sous l´œil bienveillant du saint patron de la corporation, Saint Nicolas. La légende de Saint Nicolas est bien connue en France mais une autre légende circulait dans la proche vallée du Piave : sur le chemin du retour un zattiere, probablement ivre ou excité, planta dans l´œil de la statue d´une madone, bordant le chemin, l´espèce de piolet qui est son outil quotidien. Il n´arrivera pas vivant chez lui et ne pourra faire la connaissance de son fils né entre-temps… borgne.

D´une façon générale, les transports avaient lieu à la fin du printemps, en été et au début de l´automne, lorsque les débits en eau étaient suffisants sans être trop tumultueux. Une partie du reste de l´année, les zattieri faisaient des menadas en amont du fleuve. En 1681, une menada lancée au sommet du Cismon arriva jusqu´à Carpanè, d´un seul élan, emportée par une crue exceptionnelle. On peut imaginer ces masses de troncs d'arbres s'enchevêtrant et s'entrechoquant à la surface agitée des flots déchaînés. Au début du XVII ème siècle, plus de 40 000 troncs d'arbres dévalaient chaque année le Cismon (affluent du Brenta).

On organisait les "lots" de troncs d'arbres en les bloquant sur des retenues provisoires (stue ) formant comme un petit lac, ce qui avait de plus l'avantage de libérer une masse d'eau très utile pour le lancement de la menada . Chaque tronc portait la marque du propriétaire dument répertoriée.

Reprenons le cours de l´histoire de la vallée. Dès avril 1809, les Autrichiens réattaquent ; le calme relatif n´aura que peu duré. C´est finalement en novembre 1813, à la suite de la dramatique retraite de Russie des armées napoléoniennes, que les troupes autrichiennes reviennent et marquent la fin du "royaume d´Italie". En 1815, la Vénétie est rendue aux Habsbourg et au cours de la même année Bassano repasse sous l´administration de Vicenza.

Chez Gio Antonio et Giustina, la perte des triplés, le 15 février, assombrit leur vision de l´avenir et ils doivent se poser bien des questions sur ce qui les attend.

Le spectre de la guerre semble s´éloigner enfin et, jusqu´en 1847, ce danger-là s´écarte. Le peuple commence à soigner ses plaies, respire un peu mais pas pour longtemps car d´autres dangers menacent dans le ciel.

Le 12 août, une brentana dévaste la vallée, notamment Valduga. Chaque année ce triste événement sera commémoré par une procession du Saint sacrement, le deuxième dimanche d´août.

 

1815 - L´éruption du Tambora.

Ce que l´on ne sait probablement pas dans la vallée, c´est qu´à l´autre bout du monde, dans les îles de la Sonde, le 10 avril, le Tambora s´est réveillé. Ce volcan assoupi vient littéralement d´exploser en envoyant jusqu´à une hauteur de 40 km dans l´atmosphère, la masse phénoménale de 150 km 3 de matière incandescente. Son altitude baisse de 1 250 mètres et l'explosion laisse un cratère de 11 km de diamètre. On déplore localement sur l´île, plus de 100 000 morts, mais en quoi cela concerne t-il la vallée du Brenta ? C´est que, l´été suivant, ce cataclysme va enclencher ses effets sur l'Europe. Le dioxyde de souffre répandu dans l´atmosphère fera baisser la température par réduction du rayonnement solaire et provoquera ainsi une terrible famine.

On estime ses conséquences à plus de 200 000 morts pour la seule Europe. En Suisse, on récolte les pommes de terre sous la neige, partout on mange de l´herbe cuite. La prostitution se développe brutalement ainsi que le nombre de mendiants et de criminels. C´est en quelque sorte l´anarchie avec des révoltes populaires en France, des attaques de marchés et de commerçants par des gens qui meurent de faim. Dans la vallée entre deux repas d´herbes et de racines, on pille quelques convois ou on va faire les poubelles à Bassano.

Corollaire habituel des famines, le choléra va contribuer à abaisser la population de San Nazario à 2 150 habitants.

Par ailleurs, la vie n´est pas facile pour ceux qui font le charbon de bois. A Solagna, ils représentent un tiers des habitants. Ils doivent aller de plus en plus loin et sont absents huit mois sur douze. Avec ceux des Colli Alti, ils alimentent les fours de Murano, depuis 1700, et vont devoir aller progressivement en Autriche, Yougoslavie et même jusqu´en France pour trouver la matière première.

Pour quelle raison climatique ou de conservation, le 4 août 1817, est-on contraint de brûler du maïs avarié en place publique, au grand désespoir des habitants ? Cela parait être un acte sacrilège pour ceux, nombreux, qui endurent la faim. Comme dans le cas du pain maudit de Pont Saint Esprit en France dans les années 1960, fabriqué avec de la farine ergotée, le maïs avarié peut apporter la mort.

La vie est tellement difficile que, saisi de pitié, François I er d´Autriche de passage à San Nazario autorise toute la rive gauche du Brenta à cultiver le tabac. C´est une explosion de joie incroyable qui redonne l´espoir à tous. La notion même d´espoir avait disparu devant des coups du sort répétitifs arrivant tous azimuts.

Quelques années plus calmes, ouf ! Mais, le 13 octobre 1823, une crue énorme dévaste la vallée détruisant sur son passage le pont de Valstagna, les scieries de Carpanè, et bien entendu tout le reste. Inexplicablement, la chapelle de Notre Dame de l´Onda (qui ne porte pas ce nom par hasard) pas très éloignée du lit du Brenta résiste victorieusement. Organisation d´un pèlerinage. Deux années plus tard, à nouveau, une crue exceptionnelle ! Pour en situer l´importance il suffit de savoir que le niveau des eaux est monté de 3,5 à 4 mètres.

Marco se marie une première fois, le 24 novembre 1830, avec Giovanna Ceccon. Ils auront deux enfants dont on n'a aucune trace. Giovanna décède rapidement à l´âge de 25 ans (probablement morte en couches).

Pendant 9 ans, aucun trouble majeur n´est signalé dans la région. Le 17 mai 1832, Gio Battista est nommé administrateur de la paroisse qui compte maintenant 2 295 habitants, soit 145 de plus en 16 ans.

 

1836 - Les ravages du choléra, 260 ans après, une autre année maudite.

L´année commence par des chutes de neige très abondantes. Des granges s'écroulent, des avalanches barrent les routes. Puis, survient une sècheresse qui va durer jusqu´au mois d´août, pas de foin, pas de raisin…

Pour affoler un peu plus la population, le 3 juin, il y a une succession de tremblements de terre !

Le pire est à venir. La peste de 1576, année maudite, est remplacée par le choléra. Cette fois, on a un peu plus d´informations et elles sont accablantes. A Bassano, on comptera 379 morts dont 52% des infirmiers. Les dons pour la Madone de l´Assomption affluent tant la peur et le désespoir sont grands. Les bijoux en or et en argent seront d´ailleurs intégrés dans la fonte des cloches paroissiales, en 1847. Il faut avoir terriblement peur et avoir une foi de charbonnier pour employer les matières précieuses dans des cloches plutôt que de s´en servir pour soulager la misère humaine.

Qu´en est-il du côté des Dalla Zuanna ? Le pauvre Gio Antonio va voir sa femme Giustina emportée par ce fléau, le 6 juillet, dans la période culminante de l´épidémie. Il vivra encore 15 ans sans celle avec qui il a partagé tant d´angoisses et d´espérances durant ces sombres années. Entre le 4 et le 25 juillet, onze morts vont endeuiller la seule famille Dalla Zuanna. Certaines familles sont détruites. Cecilia Scotton, qui a épousé Liberale, meurt le 10 juillet, suivie, trois jours après, de leur fille Lucia (7 ans) et encore deux jours après, de leur autre fille Maria Maddalena, âgée de 2 ans. Dans quelles conditions peut-on survivre après pareil désastre ?

L´année suivante, à la même période, le 17 juillet, c´est au tour de Gio Marco, oncle de Marco (Zalantoni), 57 ans, d'être emporté après trois jours de maladie. C´est encore le choléra qui frappe (le morbio). On a juste le temps de lui donner l´extrême onction que, le lendemain, il est porté en terre. Le livre des morts de la paroisse nous informe que son décès est dû au fait qu´il a mangé de la viande d´une vache morte atteinte de la même maladie. Le choléra n´est pas parti de façon définitive car environ 20 ans après, en 1859, il sera encore la cause de trente-huit décès. On dit que 50% des personnes contaminées par cette maladie en meurent mais que ce taux peut monter jusqu´à 80%. Il refera quelques apparitions ultérieures sans être toujours identifié officiellement.

La célébration des sépultures la nuit, sans avoir le droit de déplacer les corps, montrent à l'évidence la peur de la contagion. 166 morts, c'est le lourd bilan de cette épidémie pour le seul village de San Nazario.

Marco, 5 ans après le décès de Giovanna, se remarie avec Agata et 9 mois après naîtra Antonio (15) le 29 août 1840. Ensemble, ils auront neuf enfants dont quatre vont mourir dans leur petite enfance.

L'hiver 1847/1848 est d'une telle rigueur qu'il se traduit par une famine entraînant la mort de plus d'un million d'Irlandais.

Il y a toujours des complots contre l´Autriche et, après les germes mortifères, la fermentation politique se développe. L'année 1848 est marquée à Paris par une violente insurrection. La Vénétie ne sera pas épargnée, la température monte. Le carcan autrichien est très lourd à supporter. Et pourtant, il y a des points positifs : l´enseignement, par exemple, bien qu´un peu "rigoureux", apporte beaucoup car l´école élémentaire est obligatoire, gratuite pour les filles comme pour les garçons et le maître est investi d´une forte autorité.

Venise se soulève et il y a une insurrection armée dans le Val Brenta. En juin, au moment où Paris dresse des barricades, 400 soldats autrichiens, remontant la vallée vers Trento, sont arrêtés à San Nazario. Beaucoup de jeunes du village rejoignent les rangs des "croisés" de Bassano contre les Autrichiens.

La reprise en mains par les hommes du Colonel Thann sera sévère : carotte et bâton ! Mais, à vrai dire, surtout bâton. Dans le genre bâton : suppression de la culture du tabac.

La nature en rajoute une couche : fin juillet 1851, un cyclone dévastateur sème la désolation dans la vallée. Cela va enclencher la construction d´un pont en pierre entre Valstagna et Carpanè.

 

1852 - La pellagre gagne du terrain.

La pellagre, endémique depuis longtemps, se déploie à nouveau. Regina, la dernière sœur de Gio Antonio, âgée de 60 ans, va, si l´on peut oser cet horrible jeu de mots, y laisser sa peau. Six ans après, c´est un autre membre de la famille, Angelo, qui succombe et, en 1860, il est à son tour suivi par Gio Batta. Les temps difficiles conduisent, dans les milieux les plus pauvres, à une alimentation déséquilibrée, et dès lors que la pellagre se développe, on est assuré que la misère rôde. Le maïs passe progressivement du rang d'aliment de complément à celui d'aliment quasi-exclusif pour les pauvres. Il apporte dans ses bagages la pellagre, ou maladie des trois D (diarrhée, dermatose, démence), due à la carence en vitamines PP. Problèmes cutanés, troubles digestifs, troubles nerveux allant jusqu´à la démence et à la mort. Cheminement difficile et douloureux vers l´au-delà. Cette saleté de pellagre va continuer à faire des apparitions durant tout ce siècle et, en 1878, fera encore 13 320 victimes dans la région de Trévise.

La qualité du maïs est fondamentale. Il ne doit pas être humide, pas récolté trop tôt et stocké dans des locaux secs et bien ventilés. Il faut surveiller l´odeur, bien le faire cuire, bien le saler. Une exploitation intensive peut par ailleurs poser des problèmes de pollution (azote, nitrates). Peut-être, à l'époque, n'était-ce pas le souci numéro un ?

La religion continue à jouer un grand rôle dans la vallée et, le 7 octobre 1855, les communes de Pove, Solagna et San Nazario s´unissent pour instituer une mansioneria de 250 livres autrichiennes par an pour l´église des Colli Alti.

Pourtant les temps changent, de nouvelles idées apparaissent et la religion commence à perdre du terrain. Ainsi, en 1859, Pove refuse de payer sa quote-part et, à la fin du siècle, le prêtre devra vivre de la charité.

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