Dalla Zuanna - Les enfants de la Jeanne
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Chapitre IV (1654 - 1763)

"Le seul héritage qui vaille est la transmission des valeurs. Il n'est pas imposable et s'impose de lui même."

Gio Antonio, Giovanni , Gio Antonio I

Gio Antonio, Giovanni , Gio Antonio I

 

1654 : L'apparition de l'erba regina.

Depuis 1550, l'apparition du tabac a révolutionné l'économie de la vallée. Arrivé dans la vallée via le couvent de Campese et considéré au début comme une herbe médicinale, il sera aussi appelé erba santa ou del gran Priore. Les choses changent assez vite au point que le Pape Urbain II (1521-1590) menace d'excommunier les fumeurs. Voilà une arme à laquelle n'ont pas pensé nos édiles modernes... C'est, dit-on, le quatrième sofa des jouissances après le café, le vin et l'opium.

Par un décret du 13 février 1654, Venise va règlementer rigoureusement la culture du tabac. Cette république de commerçants n'a en effet pas tardé à entrevoir tout l'intérêt de cette plante magique qui commence depuis quelques années à fleurir dans la vallée. Ce n'est pas tant la beauté des fleurs qui l'intéresse mais plutôt les fruits qui peuvent tomber dans son escarcelle.

La légende raconte que quelques graines seraient venues à travers l'océan atlantique, cachées dans le pommeau de la canne d'un moine. L’Erba Regina cette herbe de la reine, ainsi nommée en mémoire de Catherine de Médicis (l'épouse d'Henri II) qui lui aurait fait place à sa cour, herbe du prieur (on a déjà évoqué le rôle des monastères dans ce type d'acclimatation), puis plus simplement : tabac, dont il faut chercher l'étymologie à ses sources chez les Indiens d'Haïti. Cette culture a joué un rôle économique primordial pour toute la vallée. D'abord, la culture en fut réservée à la rive droite du Brenta pour toute la Vénétie, cela fit partie des privilèges qui lui furent accordés par Venise, et c'est seulement en 1817, tant la misère était grande, que la rive gauche obtint l'autorisation à son tour de s'adonner à cette culture.

Mais progressivement, l'intérêt financier, pour les pouvoirs successifs en place, conduisit à réglementer encore, restreindre, contrôler sans cesse avec de plus en plus de contraintes, taxes, surtaxes que, finalement au début du XX ème siècle, cette culture allait disparaître de la vallée. Y aurait-il quelque leçon à en tirer ? On verra ultérieurement que cette mainmise exclusive du pouvoir politique sur cette activité a conduit à la fraude, à la contrebande et à une répression d'une inimaginable férocité alors que ceux qui s'en rendaient coupables le faisaient dans un cadre de survie familiale et que, pour ce faire, ils étaient prêts à prendre tous les risques, mais absolument tous les risques. Cette activité eut une influence profonde y compris sur le panorama et l'architecture de la vallée comme en témoignent ces maisons hautes sur des masiere, variante locale de nos restanques méditerranéennes.

Gio Antonio (9), à peine âgé de 16 ans, perd son père et il va, avec ses frères et sœurs, prendre soin de sa mère pendant une trentaine d'années. En effet, point de système de protection collective pour les faibles, les malades et les personnes âgées. Le seul salut réside dans la famille, lieu de solidarité primordiale. Il a juste 18 ans lorsqu'il entend l'écho d'une violente rixe sur la rive opposée. La veille de la Pâques de 1663, lors de la procession traditionnelle, des paroissiens d'Oliero et de Campolongo en viennent aux mains car la volonté de séparation entre ces deux entités paroissiales ne va pas de soi pour tout le monde.

lors de la procession traditionnelle, des paroissiens d'Oliero et de Campolongo en viennent aux mains car la volonté de séparation entre ces deux entités paroissiales ne va pas de soi pour tout le monde.

 

Bel exemple de fraternité chrétienne pour fêter la résurrection du Christ. C'est plutôt la résurrection des rivalités intemporelles... A 24 ans, il se marie avec Angela Benacchio qui a sensiblement le même âge que lui, ils auront cinq enfants dont une première petite Antonia qui ne vivra que sept mois. Cette pauvre petite verra le jour dans une atmosphère troublée. En effet le Brenta, en dehors de ses colères épouvantables, manifeste un caractère fantaisiste en ne se couchant pas toujours au même endroit dans son assez vaste lit. Il s'ensuit des conflits, notamment entre Valstagna et Cismon. Pour compliquer la situation, il faut prendre en compte que la rive droite dépend de Vicenza, la rive gauche de Bassano et que le Trentino est Autrichien. Le 3 juin 1670, on note tout de même la présence de 400 hommes en armes...

Le 14 juin 1675, Zuane, fils de Francesco, est élu massaro de la paroisse et montre, si besoin en était, que la religion a toujours été considérée comme un pivot incontournable par la famille. Cette tradition familiale très enracinée a perduré jusqu´à l´aube du XXI ème siècle, comme on le verra ensuite, avec de nombreux prêtres et même un évêque.

Les conflits, dûs à l´exploitation des bois communaux sévissent encore, et Venise va devoir intervenir encore une fois, en septembre 1677, sans régler pour autant les problèmes de fond. Petit à petit, une économie locale se développe. En avril 1679, la riche famille de Marco Andrea Zambelli, originaire de Bassano, demande, au magistrat des "biens incultes" de Venise, l'autorisation d´installer une cinquième roue à son moulin de Solagna. Il obtiendra par ailleurs, en 1685, un titre de noblesse vénitien moyennant le versement d'une imposante somme de 100 000 ducats. Sept ans après, un autre développement d´activité va se faire avec la création d´une fabrique de chapeaux en feutre qui connaîtra une bonne notoriété.

Le mois de juillet 1684 est terrible pour Gio Antonio car il va perdre son épouse Angela qui n´a pas 40 ans et le laisse avec quatre enfants dont la plus jeune, Giovanna, vient d´avoir 5 ans. Heureusement, il a encore sa maman qui pendant quelques années cruciales va l´aider pour leur éducation et pour tout ce qui touche à la vie quotidienne.

 

1684 - Fin du processus de séparation entre Solagna et San Nazario.

Au même moment, le long et pénible cheminement de séparation entre Solagna et San Nazario arrive à son terme. Il y a maintenant deux communes distinctes, ce qui, avec la gestion des biens communaux, devrait faciliter les choses. Le 30 juillet, Domini, fils de Marchioro et cousin de Gio Antonio, en qualité de procurateur de la commune, va être chargé de l´estimation des biens pour conclure le mieux possible cette rupture. La chose est extrêmement importante et tous les chefs de famille devront donner leur approbation, ce qui ne dût pas être chose facile.

Devant la difficulté de gérer les bois, Solagna, quelques mois après cette séparation, en février 1685, va donner tous ses bois en location pour échapper à l´avidité de ses concitoyens qui font du charbon de bois ou des perches. Les communes vont progressivement perdre le contrôle de la situation et le manque de bois à exploiter va conduire à une première vague d´émigration, dans les années 1800, pour aboutir finalement, plus tard, à la vente de tous ces biens communaux. Ce long processus de dégradation fut lourd de conséquences pour les plus pauvres de la commune.

Il arrive que la justice soit expéditive. Le 12 mai 1686, le curé de San Nazario apercevant des imprudents contrebandiers de céréales en plein jour, sonne les cloches à toute volée. Au signal, toute la population accourt avec des fourches… et s´empare du butin ! Plus sérieusement, au mois d´octobre suivant, la justice officielle va régler enfin les conflits incessants concernant l´usage du Brenta en règlementant les jours pour dériver l´eau du fleuve à usage économique.

On retrouve un autre cousin de Gio Antonio, Francesco, dans les fonctions de procuratore et massaro . Il sera ensuite élu sindaco , en 1691.

 

1695 - La terre tremble.

Giovanni (10) est né comme un magnifique cadeau de Noël, le 25 décembre 1672, et il n´a jamais connu son grand-père paternel à qui il doit son prénom. En ce jour du 25 février 1695, il va être secoué par un violent tremblement de terre qui terrifie toute la région. La puissance de cette secousse tellurique est élevée et Asolo va déplorer de nombreux morts. Cette année, si mal commencée, va se compléter, si l´on peut dire, par une famine. On aura souvent remarqué ces calamités qui voyagent en un funeste couple : peste et famine, famine et pellagre, pic de tellurisme et famine, sècheresse et… famine ! Bref, le genre de couple qu´on évite comme la vérole mais qui s´invite sans crier gare !

Le 19 août 1698, Giovanni se marie avec Bortola Saltarello qui a 4 ans de moins que lui. Ensemble, ils auront quatre filles et trois garçons. Les deux premières, atteindront l´âge respectable de 72 et 71 ans. Les prénoms de trois des filles sont un peu inusuels dans la famille : Agnola (Angela), Veronica et Paola. Il pourrait s´agir de l´influence de la grand-mère maternelle, Paola Zannoni qui vient du village d'en face, Oliero, de l´autre coté du fleuve, c'est-à-dire presque l'étranger.

En 1700, San Nazario compte 948 habitants et Solagna 1 300. Il est à noter que la moitié de ces habitants travaillent en montagne et, quand on parcourt les sentiers d´accès, on conçoit aisément qu´il fallait avoir une robuste constitution ; les problèmes de "surcharge pondérale" n´étaient pas encore d´actualité.

Si le Covolo joue un rôle clef dans la vallée, le château fortifié de la Scala de Primolano est également important. Il dépend de Bassano pour ce qui concerne la justice ou le financement de certains travaux. Pour la gestion de la garnison, les problèmes fiscaux et financiers, il est rattaché à Feltre. Venise trouvait-elle un intérêt dans cette situation ambiguë ? Les choses vont rester en l´état pendant trois siècles.

 

1703 - La guerre des chèvres.

Les chèvres sont souvent présentes dans ces paysages bucoliques de la vallée. En 1446, Pove interdit le pâturage avant le mois de juin, en 1460, on règlemente et fixe des amendes ; en 1508 Maximilien s´empare de trois cents chèvres, en 1631 on limite leur nombre par famille, en 1643 prise de chèvres en otages à Valstagna. En cette année 1703, Solagna envahit les Colli Alti avec neuf cent soixante chèvres ! Cette attaque en force fait suite à des conflits permanents avec Pove, commune limitrophe au Sud, ce qui change des sempiternels conflits d´avec son voisin du Nord, San Nazario. Ces débroussailleuses à quatre pattes, semblent avoir eu de multiples avantages : rusticité, qualité nutritionnelle du lait (le plus apte à remplacer le lait maternel), coût d´achat, adaptation en zone de fortes pentes, etc…

Cette guerre caprine intestine ne trouvera finalement son épilogue qu'en 1715. Le 27 août 1788, des chèvres, qui pâturent au dessus du Covolo , font tomber des pierres sur le château et sur la route. La zone leur est normalement interdite et cet incident va réveiller le vieux conflit, jamais réellement enterré entre Venise et les Autrichiens.

Voila un beau sujet potentiel de thèse : "De l´influence politico-économique de l´élevage caprin en vallée alpine, du moyen âge au XXI ème siècle".

Outre les chèvres, il y a également des chevaux mais ils sont rares et réservés à quelques riches propriétaires. On sait tout de même qu´un dénommé Fabris dispose, en 1705, de quarante à cinquante chevaux de somme, ce qui est tout à fait considérable.

Mais des inondations, en 1707, vont venir changer le cours des préoccupations des villageois.

 

1707 - Que d´eau, que d´eau !

C´est une constante à travers les âges que ces inondations. On se rappelle celles qui réduisirent à néant les projets fous de Gian Galeazzo et celles très récentes de 1703... Ces manifestations violentes de dame nature laissent des traces sur les murs et dans les esprits jusqu'à nos jours. Ces inondations, firent passer beaucoup de monde dans une autre vie, nous dit la chronique, et, selon une belle formule, les transformèrent en "oiseaux des bois". Une des conséquences habituelles fut qu´on manqua de farine, notamment pour faire les hosties.

A ce propos, on peut dire que les femmes de la vallée, sans vouloir leur porter ombrage, devaient avoir une solide réputation puisqu´un dicton nous informe qu´elles ne sont pas de la farine dont on fait les hosties ! Tout le monde sait bien que l´on fait dire tout ce qu´on veut aux dictons. Emettons donc toutes réserves sur celui-là… Encore que, un autre dicton populaire nous dit que "tempo, cul e siori i fa quel che i vol lori" (le temps, le cul et les riches ne font que ce qu´ils veulent), dont acte.

En France, toute proche sur le plan climatique, on appelle la période qui va de 1687 à 1717 : le petit âge glaciaire. Il affectera toute la fin du règne de Louis XIV et sera marqué par des étés pluvieux (les blés germent dans les champs) et des hivers très rigoureux (on offre des petits fagots de bois pour les étrennes). Au cours de l'hiver 1709, dans l'Allier, on mange des charognes mortes depuis 15 jours, on baptise les bébés à la maison pour éviter qu'ils ne gèlent au cours du déplacement à l'église. Le 13 janvier il fait : -18,1° à Paris et -20° à -25° en plaine pendant trois semaines. Gel, dégel, re-gel, tout est détruit et rien ne va reverdir !

En 1709, Don Francesco devient chapelain de la Madone de l´Assomption. Il est difficile de situer avec précision le degré de cousinage avec Giovanni car les années passant il faudrait faire de fastidieuses et peu utiles recherches. Dorénavant, nous parlerons donc de cousin, d´une façon générale, pour tous les Dalla Zuanna qui vont suivre et qui ne feront pas partie de la ligne directe telle qu´elle figure en annexe.

Une nouvelle famine illustre de mauvaise façon l´année 1715. Le maïs, maintenant bien implanté partout dans la région, est produit en abondance. De plus, ses feuilles peuvent servir d´aliment pour le bétail alors que le fourrage fait défaut. Mais, sa culture est devenue progressivement trop exclusive avec tous les dangers que cela comporte pour l´alimentation de ceux qui n´ont presque que ça pour vivre. Beaucoup de paysans travaillent en fermage et l´usage veut que, sur trois terrains, on en cultive deux en blé, destinés au propriétaire, et un en maïs, pour le fermier.

Giovanni a 51 ans, en 1723, lorsqu´on voit l´émergence d´un de ses cousins en qualité de notaire, c´est Giovanni Maria qui enregistre Zuane comme locataire de prés communaux au "campo di roa". Il doit être chargé, entre autres, des problèmes de la famille puisqu´il établit un acte pour d´autres cousins, Giacomo et Francesco Maria, qui sont propriétaires au "pra del musego". Il interviendra à maintes reprises, par la suite, sur des contrats concernant l´activité forestière dans la vallée.

Gio Antonio I (11), né le 14 octobre 1708, est le premier d´une série successive de trois, à porter ce nom très apprécié dans la famille. Sous la protection d´un évangéliste et d´un Saint tel qu´Antoine on ne peut que se sentir rassuré. On peut d´ailleurs noter que l´originalité est bannie car la tradition de redonner le prénom du père ou du grand-père est bien ancrée. Les évangélistes sont tous là, sauf Luc. On trouve aussi bien sûr les Saints régionaux comme Antoine, quelques grands apôtres comme Pierre et Jean le Baptiste.

On est très très loin du foisonnement des prénoms actuels qui empruntent de plus en plus à la géographie, au vedettariat ou, plus encore, à l´imagination débridée. Ceci ne facilite pas le repérage d´un amateur de généalogie car on s´embrouille facilement dans les générations ; par contre, c´est parfois pain béni pour les chercheurs en généalogie qui peuvent, à partir d´hypothèses basées sur l´emploi des prénoms en usage dans une famille, effectuer des recherches mieux ciblées et perdre ainsi moins de temps.

Ainsi donc, Gio Antonio I er, si l´on peut dire car il y en a déjà eu deux avant lui, a 17 ans en 1725, lorsqu´il va connaître son premier évêque. Il n´est pas certain qu´il ait été ému aux larmes mais tout de même la visite d´un évêque à Solagna était chose rare et devait occasionner beaucoup d´effervescence. Ce petit village de peu d´habitants, comptait cinq prêtres, dont un oncle de Gio Antonio, Don Giovanni. Seul, l´archiprêtre était rémunéré par la commune et bénéficiait de l´assistance d´un chapelain.

Une coutume qui remonte à cette époque mérite d´être citée : durant tout le temps que sonnaient les cloches annonçant la Pâque, l´eau du Brenta était considérée comme bénie et chacun pouvait donc la recueillir à son goût pour en faire bon usage. Les cloches jouaient un rôle important dans la vie d'un village et en cas de tempête, par exemple, elles sonnaient pour alerter bien sûr, mais aussi, et on l'oublie trop souvent, comme une prière.

 

l´eau du Brenta était considérée comme bénie

 

Gio Antonio vivait de l´exploitation des bois. Pas très original en ces moments, mais, à vrai dire, on ne connaît pas sa spécialité car il y avait ceux qui faisaient le bois de chauffage, le bois de construction, ceux qui faisaient des perches et beaucoup, le charbon de bois. Peut-être, reste-t-il dans le fond d'une vieille gondole à Venise, une rame fabriquée par un de mes ancêtres ? Le charbon de bois était d´autant plus important que l´Italie n´a jamais été connu comme un pays minier, que ce soit fer ou charbon. On n'imagine pas, aujourd'hui, l'importance fondamentale de l'exploitation forestière, outre la chasse et la cueillette, l'utilisation des noix, des glands, des écorces pour les tanneries, de la cendre pour la fabrication du verre, la fabrication des miroirs, des tonneaux, etc...

La pauvreté générale régnait, comme en témoignent ces deux exemples : le café, très cher, était remplacé par du jus à base de pépins de raisin et les chaussures étaient assez larges pour recevoir indifféremment un pied droit ou un pied gauche.

 

1732 - Construction de San Giovanni dei Colli Alti.

Gio Antonio, trois ans après, va perdre son père et aura d´autant plus à cœur de participer aux travaux de construction de l´église des Colli alti dans ce coin que son père aimait tant et où il s´était si souvent rendu avec lui pour travailler des terrains que la famille y possédait depuis plus de deux siècles. L´endroit est magnifique, bucolique et respire la paix. Une église devait un jour y trouver sa place et Gio Antonio en est un des premiers convaincus. Ils sont nombreux à le penser et un beau jour, la décision est prise. Ils parviennent à convaincre deux riches familles bassanese et vénitienne, les Zambelli (propriétaires d´un moulin à Solagna et très impliqués dans le commerce du bois) et les Corner, d´apporter leur appui financier sans lequel l´entreprise est difficilement envisageable. Le 13 mars 1732, c´est chose faite et les travaux peuvent commencer. La semaine précédente, Gio Antonio a épousé Margerita Scotton qui n'a pas encore 18 ans, lui même n'en n'a pas 24, et ce sera une bonne nouvelle pour ce couple qui va ainsi se placer sous la protection de Saint Jean.

On peut s'interroger devant tant de foi et de ferveur religieuse qui remplissent les Séminaires et bâtissent des églises alors que les pauvres n'ont presque rien, travaillent dur, subissent douloureusement les catastrophes naturelles ou les conséquences de la folie des hommes. Sur cette terre de souffrance, d'insécurité et d'injustice seule la foi apporte le réconfort par l'espérance d'une autre vie à venir. L'adoration de Dieu le père, du Christ, de la Vierge Marie, des saints protecteurs (corporations) et la vénération de leurs reliques prennent alors tout leur sens dans l'offrande de ses propres misères et dans l'attente d'une véritable résurrection. Sans elles, la vie serait insupportable. La foi enthousiaste va de pair, éventuellement, avec les peurs mystiques qu'alimentent les plus folles prophéties.

Le pouvoir vient du savoir et que savent-ils ces pauvres paysans essayant d'arracher à la terre de quoi survivre ? Peut-on imaginer un seul instant, idée sacrilège, que certaines "élites" trouvaient leur compte dans cette attitude de soumission sans fin ? La société est bloquée mais un jour viendra où le joug du fatalisme, calcifié par de longs siècles de soumission, sera enfin secoué. Le temps qui passe fait son long travail de sape, comme dans les canyons du Colorado, et un beau jour le système va s'écrouler comme le mur de Berlin alors qu'on n'osait même plus y croire. Le long cheminement vers la liberté et la dignité humaine est encore pour un temps pavé de bien de souffrances et désillusions.

On ne peut, me semble t-il, qu'être profondément ému devant l'incroyable ferveur de ces pèlerins qui, à travers le temps et l'espace sur tous les continents, cheminent et quelquefois même rampent à la recherche de Dieu, quelque soit le nom qu'ils lui donnent.

 

San Giovanni dei Colli Alti restaurée (2004)

San Giovanni dei Colli Alti restaurée

 

Revenons à San Giovanni, tout le monde participe à sa façon et, par exemple, la famille Cavallin fournira la chaux. Cette élégante construction sera placée sous le patronage de Saint Jean et sera bénie le 23 octobre 1737. Le premier enfant de Gio Antonio et Margerita, né un an avant, reçoit le nom de... Giovanni, hommage au père et à cette nouvelle église.

 

Vivaldi, Concerto No.5 en fa majeur

 

Tout le monde se réjouit de cette nouvelle église, ce qui n´empêche pas d´autres preuves de ferveur religieuse ; ainsi, Giovanni Maria, le notaire, père de Don Francesco, fait un legs de 100 ducats pour la "Madone de la ceinture", le 17 mars 1733.

Mais, la guerre n´est jamais très loin et, cette même année, on va revoir des soldats dans la vallée suite à la guerre de succession de Pologne. Outre les inévitables problèmes, le passage de ces troupes engendre des coûts élevés.

C’est en 1738 que Zuanantonio, le fils de Zuane, est élu sindaco . Il est bien naturel de retrouver régulièrement des membres de la famille impliqués dans la vie civile ou religieuse locale s´agissant d´une des antiques familles du village. On retrouvera d'ailleurs dix ans plus tard Domino, également fils de Zuane (mais s'agit-il du même ?), sindaco et préoccupé par des problèmes de gestion des biens communaux.

Trente ans après avoir été chapelain de la Madone de l´Ascension, Don Francesco est nommé chapelain de l’Autel des âmes (ou Sainte Catherine). Ses émoluments seront de 70 ducats par an dont 60 payés par la confraternité et 10 par la commune (avec tout de même l'obligation de célébrer quatre messes chaque semaine).

L´année suivante, un orgue sera acheté pour l´église de San Nazario, ce qui donne à penser à tout ce que les paroissiens versaient sous une forme ou une autre pour leur église. La population est de 1 750 personnes en 1764, et la paroisse, en 1745, ne compte pas moins de sept prêtres !

Fantaisie ? Le prénom de Marco réapparaît pour la première fois, dans cette lignée depuis 1420, en cette année 1738, et il sera ensuite, sauf à une exception, présent à chaque génération seul ou associé à Giovanni. On note également des prénoms comme Bortola ou Corona qui viennent des deux grand-mères.

Ce sont huit enfants qui vont agrandir cette belle famille, un seul mourra quelques mois après sa naissance mais aucun ne connaîtra le grand père paternel.

 

1740 - Garde forestier : un métier à risques.

Le 13 mars 1740, le cousin Marchioro est élu garde forestier avec un salaire annuel de 80 lires. On note, à titre de comparaison, qu'en 1774, le responsable de la récupération de la dîme sur tous les bois de construction relevant du territoire de l'évêque de Feltre (vieux privilège autrichien), en amont de Cismon, touche 100 lires par an. Or, ce n'était pas un travail de tout repos tant il y avait de contestations, conflits et tricheries ; en plus, il fallait avoir en lui une confiance absolue car les sommes récoltées étaient importantes.

L'évolution technique venait quelquefois perturber les règles établies depuis des siècles. Ainsi, dans la technique de propulsion des galères vénitiennes, on passa de trois rameurs par banc, avec chacun sa rame, à trois ou plus avec une seule rame. La rame avait donc atteint, au XVIII ème siècle, une longueur multipliée par quatre ou cinq. La qualité du hêtre devait être renforcée, les prix revus et tout cela donnait lieu à des discussions sans fin.

Voilà donc notre garde forestier avec une tâche délicate voire périlleuse. Il s'agit, en l'occurrence, de veiller sur les bois communaux qui sont fréquemment pillés par des territoriaux soit qu'ils s'emparent de bois, soit qu'ils y fassent paître des chèvres dans le sous-bois compromettant ainsi, la croissance des jeunes arbres.

De plus, les bois de châtaigniers sont importants pour les pauvres de la commune qui y trouvent une des rares ressources alimentaires gratuites. Les litiges et abus sont permanents et le contrôle par Venise est assez rigoureux car il faut préserver les indispensables ressources pour le futur qui peuvent avoir un intérêt stratégique, surtout pour la construction navale.

De nombreuses propriétés forestières étaient d'ailleurs passées au fil du temps sous contrôle de la République ou sous celui de riches familles privées. Ce n'était bien évidemment pas les moins intéressantes et les bois moins rentables restaient aux "locaux", il fallait bien garder une main d'œuvre qualifiée et disponible pour effectuer tous les durs travaux de taille, débardage et transports divers... On ne s'interrogera pas sur le mode de gestion des priorités lorsque l'urgence s'imposait !

Dans certains cas, la propriété forestière pouvait changer et tout particulièrement dans les périodes de crise ; ainsi, en 1675, l'évêque de Feltre procura des moyens financiers pour aider, lors d'une disette, des petits propriétaires moyennant des formules de type hypothécaire sur les terrains boisés. Mais les dettes, comme les mensonges, reviennent toujours à la surface...

Le garde, surveillé de près par les autres propriétaires, devait lui-même surveiller tous les affamés qui trouvaient toutes les combines pour nourrir leurs familles. Ce pénible jeu de cache-cache justifiait bien son salaire mais ce devait être souvent le salaire de la peur.

Tout au long des siècles, c'est un conflit permanent et on peut imaginer les guets nocturnes, les courses poursuites, les pièges... Certains avaient même imaginé, un moment, de creuser des fossés autour des bois pour décourager les mauvaises volontés et cela rappelle étrangement certains fossés censés arrêter les "gens du voyage" à notre époque ! D'autres encore, projetèrent de faire payer des amendes collectives lorsque l'on ne trouvait pas l'auteur d'un pillage. Sympathique méthode.

Il faut bien reconnaître qu'une saine gestion des bois était indispensable. On ne sait que trop, ou pas encore assez peut-être, les conséquences désastreuses pour les générations à venir, d'une surexploitation forestière. Les brentane brutales pouvaient trouver là une explication partielle et Venise appréciait assez peu les torrents de boue charriés par le fleuve et pouvant se répandre jusque dans la lagune.

Venise surveillait attentivement la gestion domaniale, certains bois devaient être coupés lors de la pleine lune d'août, etc... Dans la vallée du Piave voisin, un garde forestier qui n'avait pas effectué correctement son travail fut puni par un bannissement de 20 ans. La punition était dure car être mis au ban de la société (origine de bandit, banlieue) signifiait se couper de ses racines et de la solidarité concrète et morale s'y rattachant.

Le mois d'août 1748 commence bien, avec la naissance, le 8, de Gio Antonio (12) ; le 18, ce sont des inondations d'une extrême violence qui vont détruire l'église de Cismon assez éloignée pourtant de la berge du fleuve. C'est dire que toute la vallée est ravagée. Ces dévastations sont heureusement courtes, quelques jours au maximum, mais on a l'impression que sachant que le temps leur est compté, elles libèrent leur fureur dantesque avec une énergie décuplée.

Dans toutes les structures, il y a des réfractaires et certains villageois n'ont qu'un respect très relatif de la religion et de tous ses symboles, aussi le 10 juin 1751, Don Francesco fait des remontrances publiques à ceux qui accrochent leur linge à la croix du cimetière. On ne connaît pas les noms de ceux qui furent ainsi priés d'aller "sécher leur linge propre en famille" mais il dût y avoir bien des ricanements dans le village car les coupables s'étaient forcément désignés eux-mêmes.

Moins drôle, en 1752, le capitaine Graf, en charge du Covolo , blesse au sang un commerçant de la vallée qui refusait de s'acquitter d'une taxe jugée inique. S'il fallait frapper tous ceux qui jugent comme lui, on aurait tôt fait de remplir les infirmeries et les hôpitaux. L'affaire dût toutefois faire du bruit en haut lieu et jusqu'à Innsbruck, puisque le dit capitaine fut "licencié". L'histoire ne dit pas s'il fut simplement muté ou promu à un poste supérieur comme cela arrive dans nos administrations modernes, encore que ce type de "sanction" soit généralement réservé aux échelons supérieurs... Ne voyez là que le trait d'humour d'un esprit frondeur.

Pour nous consoler de ce triste fait divers, suivent deux nouvelles rassurantes sur les valeurs morales de l'époque.

Le 29 juin 1753, Don Francesco Reato lègue tous ses biens afin de créer une école supérieure pour les garçons et une école de filles à Solagna (le temps des suffragettes n'était pas encore venu !).

En 1755, le maire de San Nazario paye sur ses propres deniers les impayés de la commune qui s'étaient formés et étalés sur plusieurs années. Il n'est pas certain qu'on améliorerait le recrutement des magistrats municipaux si, aujourd'hui, on leur demandait autant de hauteur de vue, car il semblerait qu'on entende plus souvent parler du phénomène inverse.

Plus sérieusement, il est intéressant de constater que beaucoup d'habitants de la commune gardent le statut d'étranger notamment à Carpanè où l'on trouve des voisins de Valstagna et au Merlo où certains viennent d'Oliero. Les étrangers ne payant pas les taxes communales ne devraient théoriquement pas bénéficier de certains avantages communaux comme l'usage des bois, etc... Mais comme on l'a déjà vu, le contrôle est difficile. L'activité économique développée par la famille Capello les attire et des bruits circulent qui leur prêtent une discrète activité de contrebande (réminiscences de 1631 ?).

Ce qui est clair, c'est que s'il arrive qu'on soupçonne les riches, ce sont généralement les pauvres qu'on attrape. J'ai le devoir de confier à mon lecteur que je manque probablement un peu d'objectivité puisque, sans correspondre aux critères financiers et moraux d'un nouveau riche, je suis sans nul doute possible, un ancien pauvre.

L'activité religieuse ne se dément pas en ces années ! En 1759, un troisième prêtre est pris en charge par la paroisse et, signe de l'évolution des temps, il devra savoir jouer de l'orgue qui a été acheté en 1740. Son "contrat d'embauche" précise qu'il devra prendre ses vacances en septembre et octobre.

Le 4 mars 1763, Don Francesco institue une mansioneria pour instituer une messe festive à l'Autel de la "Madone de la ceinture". On se rappelle que son père, en 1733, avait fait un legs de 100 ducats pour cette même Madone, ce qui semble indiquer une dévotion toute particulière se transmettant dans certaines familles.

Un autre prêtre de la famille, Don Marco, célèbre, le 5 octobre, la messe à l'oratoire Saint Antoine de Campo San Marino. Eglises, chapelles, oratoires parsèment alors la vallée et les collines, et sont l'objet de beaucoup de dévotion.

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